Premier chant du navire

Paroles recueillies dans CAP HORN livre de Henry-Jacques (1947)

O frères, je suis né sur les bords de la Loire,
Dans le tumulte des marteaux.
Entre les bras d’acier des chantiers maritimes
J’ai lentement grandi, penché déjà sur l’eau.

Les hommes m’ont d’abord porté dans leur pensée,
Puis dans ta courbe des épures
Jîs ont fixé l’élan de mes formes futures
Et de ma force calculée.

Sur l’oblique atelier qui descend jusqu’au fleuve
Ils ont soumis mes flancs à la loi des rivets,
Et dressant en plein ciel ma coque toute neuve
Chantaient les constructeurs debout à mon chevet.

L’eau douce m’a reçu dans sa lame trop courte
Qui passe et ne revient jamais.
Mais j’ai senti que, goutte à goutte,
Une force vivante enfin me pénétrait.

Je me suis senti naître à deux pas de la rive,
Quand ma carène offerte aux puissances du flot
Éclatait de peinture rouge
Comme une fleur au ras de l’eau.

Trois arbres vigoureux arrondis à la hache
Ont, jaillissant de moi comme d’un sol mouvant,
Perpétué la tâche
De soutenir le ciel de leurs grands bras vivants.

Puis on a tout paré pour la course océane,
Réglant la barre et le compas.
Par un beau soir, troussant ma robe nuptiale,
L’équipage et la mer m’ont reçu dans leurs bras.

Depuis, piquant toutes les routes,
J’apprends le nom des eaux, leur forme ,leur odeur.
Chaque vent frappe mes écoutes
Avec un chant secret qui m’entre jusqu’au cœur.

Mouillé d’embrun, lavé de brise et de peinture,
Je sens le goudron et le sel.
Je porte mon bouquet d’iode et de saumure
Comme un parfum originel.

Esclave d’un labeur sévère,
Ma coque et ma voilure ardent à l’unisson.
Je vis du ciel et de la mer,
Mêlé d’oiseau et de poisson

Les forces de la terre en me créant pour l’onde
Ont perdu tout pouvoir sur moi.
Les quais où je m’appuie au défaut de l’épaule
Me chuchotent des mots que je ne comprends pas.

Je hais la fadeur des eaux douces,
Le végétal et le passif.
Laissez-moi creuser dans mes courses
La rude mer toujours à vif.

Tant que seront d’attaque et filins et ferrures,
Laissez-moi rouler où me plaît.
Je ne veux pas pourrir parmi les moisissures
D’un bassin mort et mis sous clé.

Quand je serai rongé par le temps et la rouille,
Sans souffle et sans élan,
Je veux sombrer tout droit sous mes blanches dépouilles,
Quelque part, en plein Océan.

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