Paroles recueillies dans CAP HORN livre de Henry-Jacques (1947)
Complainte des cap-horniers
Nous sommes ceux des mers,
Des mille ports du monde ouverts sur l’Océan.
Nous marchons bras sur bras entre les continents,
Guidés par la carte et l’étoile,
Et nos poings vigoureux emprisonnent le vent
Dans la courbure de nos voiles
Comme dans un filet géant.
Nous sommes ceux des mers, des ports et des navires.
Nos mains savent la forme exacte des filins.
Notre corps balancé, en moments câlins,
Aux pentes du roulis, selon, vire ou chavire.
Nous suivons notre route au bord des alizés,
Et sur nos doigts mouillés la brise se recueille
Comme un oiseau apprivoisé.
Nous sommes eaux des mers,
Qui dans le ciel de nuit comme une carte ouvert
Lisent le signe égal des figures mouvantes
Et suspendent leur course au long des univers
Au gré des étoiles savantes.
Les climats successifs rompent nos solitudes,
La chaleur et l’hiver alternent sur nos pas.
Tout en calfatant nos mains rudes
De vents forts et de calmes plats,
Nous grimpons sur les longitudes
Comme un mousse le long des mâts.
Nous sommes ceux des mers, des ports et des navires,
Qui mesurent aussi la douce inclinaison
Des toits penchés sur les maisons.
Mais la terre, pour nous et repos et plaisir,
Se donne ou se refuse ainsi qu’un horizon.
Nous sommes ceux des mers, et par droit de naissance,
Et par droit de conquête aussi.
Chaque belle, choisie par un mâle en partance
Pour le baiser fatal du lit,
A reçu dans ses flancs la féconde laitance
Où, par d’obscures connaissances,
Les germes migrateurs passent de père en fils.
Si les anciens de notre race
Sur leurs minces voiliers ont poursuivi l’espace
Poussés par l’instinct des oiseaux,
Si des secrets marins ils ont levé la robe
Et roulé devant eux le mystère des eaux
Comme une voile autour du globe,
Nous autres, serviteurs des lois commerciales,
Sans chercher d’île vierge à notre pavillon,
Nous poussons notre élan vers d’utiles escales,
Et les trésors du monde arrimés dans nos cales
Font nos vaisseaux d’acier plus gras que des galions.
Mais nous avons, Pareils aux nomades ancêtres,
Le goût tenace et dur du mobile et du loin,
Et nous donnons, comme eux, pour d’autres buts, peut-être,
Ces immenses efforts dont la mer a besoin.
L’aventure, changeant de forme et de visage,
Se nourrit aujourd’hui de blés et de charbon.
Cent prétextes divers servent à ses voyages,
Pour s’en aller ailleurs cent moyens lui sont bons.
Tous les pays du monde ont vidé leur coquille,
La mer nous offre seule un incessant nouveau.
Ni l’ancre aux becs de fer, ni la rondeur des quilles,
Ni les mâts mesurant le ciel de leurs béquilles,
Ne sont allés en vain vers l’espace et vers l’eau.
Voilà pourquoi, la mer qui fait ce que nous sommes,
Nous l’aimons et nous la chantons.
Vive la mer qui fait des hommes!
Voilà pourquoi nous la chantons
Vive la mer,
La mer aux cent mille tétons!